Les femmes en ont-elles fini avec l’hétérosexualité ?

Gwendoline Casamata 13 octobre 2025

« Mais tu es lesbienne maintenant ? » La question tombe, faussement légère, comme une fléchette trempée dans la perplexité. On la pose à table, entre le fromage et le dessert, sur le ton badin de la curiosité qui veut se donner des airs d’ouverture. Et il y a encore vingt ans, elle aurait pu passer pour une provocation, ou l’aveu d’une incompréhension totale du désir féminin. Aujourd’hui, elle révèle surtout un trouble nouveau : celui d’un monde où l’hétérosexualité n’est plus une évidence mais une option parmi d’autres, parfois choisie, parfois subie et souvent questionnée. Mais les femmes n’en désertent pas pour autant massivement les bras des hommes. Ce qui se joue ici est plus fin et plus mouvant. C’est une reconfiguration du désir, une mise en tension entre l’intime et le politique, entre le « je » et le « nous ».

Selon l’enquête ENVIE / “La sexualité qui vient”, menée par l’Ined auprès de plus de dix mille jeunes adultes âgés de 18 à 29 ans, près de 19 % des femmes ne se définissent plus comme hétérosexuelles. Autrement dit, près d’une femme sur cinq glisse hors du récit dominant pour chercher son propre alphabet du plaisir. Mais attention à ne pas confondre chiffres et certitudes. Toutes ne se disent pas lesbiennes, loin de là. Beaucoup évoquent la bisexualité, la pansexualité, ou préfèrent encore l’ellipse, cette manière élégante de dire sans dire. Ce refus d’entrer dans les cases traduit moins une crise qu’une fluidité nouvelle du désir, un espace où l’attirance devient un territoire à explorer plutôt qu’une identité à déclarer. Ce brouillage des frontières, loin d’être anecdotique, interroge tout un imaginaire collectif. Il révèle des femmes qui, après avoir longtemps appris à désirer comme on leur disait de le faire, redéfinissent aujourd’hui leurs propres règles du jeu.

Données et tendances de l’enquête ENVIE

Selon l’enquête ENVIE / “La sexualité qui vient”, réalisée par l’Ined et publiée en 2024, près de 19 % des femmes âgées de 18 à 29 ans ne se définissent plus comme hétérosexuelles. Un chiffre qui, à lui seul, déstabilise tout un siècle de narrations amoureuses fondées sur l’évidence du couple hétéro. Dans le détail, l’étude montre une montée de la bisexualité déclarée, une émergence de l’asexualité assumée et surtout, une multiplication des identités intermédiaires : pansexuelles, queer, sapiosexuelles, voire simplement “sans étiquette”. La jeune génération refuse désormais les cadres qui, jusqu’ici, organisaient le désir comme une architecture bien ordonnée.

Mais les chiffres traduisent des positions déclarées, non des pratiques et encore moins des vécus. La sexualité féminine, longtemps censurée, s’exprime souvent par glissements, nuances et contradictions. Il est possible de vivre avec un homme et de se dire pansexuelle, de désirer des femmes sans se dire lesbienne ou d’aimer une seule personne et pourtant ne pas se sentir hétéro. Cette mouvance témoigne moins d’un désordre que d’un élargissement du possible. Comme le résume la sociologue Marie Bergström, spécialiste des usages amoureux à l’ère numérique, « les catégories sexuelles ne sont plus vécues comme des appartenances fixes, mais comme des répertoires d’expérimentation ». Autrement dit, le désir devient une langue vivante, fluide, en perpétuelle réécriture.

À cette pluralité s’ajoute une donnée politique. Les femmes s’autorisent enfin à dire ce qu’elles ressentent, sans crainte d’être immédiatement jugées ou assignées. Là où, hier encore, la bisexualité féminine était fantasmatique, façonnée par le regard masculin ou la culture pop, elle devient aujourd’hui un espace de sincérité et de construction identitaire. L’enquête montre aussi un contraste saisissant. Si les femmes s’affranchissent, les hommes, eux, restent beaucoup plus réticents à quitter le camp hétéro. À peine 8 % d’entre eux déclarent une orientation non hétérosexuelle. Comme si la virilité restait prisonnière d’une forteresse symbolique, où la fluidité est encore perçue comme une menace. Ce décalage entre les genres n’est pas anodin. Il révèle que la révolution du désir féminin est en marche, mais qu’elle se heurte encore à une structure de pouvoir où l’hétérosexualité masculine demeure la norme implicite, presque un devoir d’État.

Les moteurs socioculturels

Derrière cette métamorphose se cachent des décennies de luttes, de discours et de fractures. Ce n’est pas par hasard que la sexualité féminine devient aujourd’hui plus fluide. Elle a été préparée par le féminisme, libérée par #MeToo, reconfigurée par les réseaux sociaux et rendue visible par la culture populaire. Longtemps, l’amour hétérosexuel a été le lieu du romantisme autant que du pouvoir. Simone de Beauvoir le disait déjà : « On ne naît pas femme, on le devient. » Et peut-être pourrait-on ajouter aujourd’hui : on ne naît pas hétéro, on le devient aussi.

Les nouvelles générations de féministes ont déconstruit l’idée selon laquelle le désir féminin serait naturellement tourné vers l’homme. Elles ont montré que l’hétérosexualité est une structure sociale autant qu’un choix intime. Beaucoup de jeunes femmes interrogées dans le cadre de l’enquête soulignent l’impact de la pensée féministe et de la dénonciation des violences sexistes : « Le fait d’adhérer au féminisme peut aussi les conduire à remettre en question leur appartenance à la catégorie hétérosexuelle. » souligne Wilfried Rault, co-auteur de l’étude. Et si aimer les hommes n’est plus un destin, alors tout devient possible comme aimer les femmes, aimer sans genre ou aimer sans cadre. Le désir cesse d’être une trajectoire pour devenir une carte mouvante.

La montée des récits #MeToo a également modifié la donne relationnelle. L’attention accrue au consentement, au pouvoir dans le désir, aux violences ordinaires (harcèlement, injonctions sécuritaires, attentes sexuelles implicites) rend la voie hétérosexuelle et souvent masculine, moins fluide et moins supposée. Beaucoup de femmes disent avoir compris que l’intérieur du désir n’est pas neutre. Et remettre l’hétérosexualité en question, c’est aussi refuser de normaliser ce qu’ont normalisé pendant des siècles les rapports de genre. Ce retrait du « male gaze » a permis une réappropriation du corps et du fantasme. Aimer une femme, parfois, c’est aimer sans hiérarchie, sans peur, sans performance. Et ce n’est pas toujours une conversion sexuelle, c’est un recentrage sur soi.

Instagram, TikTok, Tinder ou même OnlyFans jouent aujourd’hui un rôle déterminant dans la construction du désir. Les images, les récits et les expériences circulent à une vitesse inédite, abolissant les frontières entre la théorie et la pratique. Sur ces plateformes, la visibilité queer s’est imposée comme une évidence générationnelle. Voir des couples de femmes s’aimer, des non-binaires séduire et des pansexuelles témoigner contribue à désacraliser l’hétérosexualité. Les algorithmes, paradoxalement, ont fait plus pour la pluralité du désir que des décennies de débats universitaires. Ils exposent, normalisent et racontent. Et dans ce flux, le désir féminin s’émancipe, se met en scène et se politise aussi.

Résistances, contradictions et nouvelles grammaires du désir

Reste à dire que cette libération n’est pas un long fleuve tranquille. Si certaines femmes assument pleinement leur fluidité, d’autres la vivent dans le flou, la peur du jugement ou la fatigue d’être sommées de “se définir”. Ce n’est pas parce qu’une orientation ou une identité est légitime dans le discours qu’elle l’est sans heurts dans le vécu.

La fluidité féminine suscite encore une forme d’incompréhension. Les hommes la fantasment parfois comme un spectacle et les femmes plus âgées la jugent comme une mode. Dans les deux cas, elle dérange. Car une femme qui choisit, c’est une femme qui échappe et donc qui inquiète. La philosophe Amelia Jones parle d’un « malaise hétérosexuel » contemporain. Les codes anciens ne fonctionnent plus, mais les nouveaux peinent à s’imposer. Dans ce moment de transition, beaucoup expérimentent, hésitent et s’inventent.

Le lexique du désir, lui aussi, se transforme. Dire “je ne suis pas hétéro” ne dit pas tout et dire “je suis queer” ne dit pas assez. Ces mots servent à baliser un territoire mouvant et rassurent autant qu’ils enferment. Et le paradoxe est là. Plus on multiplie les étiquettes, plus la liberté devient difficile à nommer. Alors peut-être que le vrai progrès n’est pas dans le label, mais dans la possibilité de ne pas en choisir et dans la revendication d’un flou.

Reste que la fluidité féminine n’abolit pas les rapports de force. Même au sein des relations non-hétérosexuelles, les schémas de domination peuvent se rejouer. L’hétérosexualité n’est pas un homme, c’est un système. Et celui-ci, s’infiltre souvent dans les corps, les pratiques et les imaginaires. C’est pourquoi certaines théoriciennes queer, de Monique Wittig à Judith Butler, rappellent que la libération du désir ne sera jamais purement intime. Elle est aussi politique, économique et médiatique. Tant que les corps féminins seront évalués, marchandisés ou sexualisés selon une norme masculine, le chemin vers une réelle liberté restera inachevé.

Le mouvement qui s’amorce n’est ni une fuite ni une mode, mais un glissement du regard. Les femmes ne renoncent pas aux hommes mais à la contrainte. Elles renoncent à l’idée que leur désir doit se conformer à un modèle préétabli, validé par la société. Cette redéfinition du rapport au désir ne se fait pas contre quelqu’un, mais pour soi. Elle ouvre la voie à une sexualité plus consciente, plus choisie et plus vraie. Une sexualité qui ne se justifie plus. Ce que révèlent les enquêtes récentes (ENVIE, CSF 2023, etc.), c’est l’effritement progressif de l’obligation implicite d’hétérosexualité. Le mot « hétéro » n’est plus porteur du poids d’évidence qu’il avait. Certaines femmes choisissent désormais d’ignorer la question ou de l’ouvrir à l’inattendu, au « peut-être » et à la liberté d’un vocabulaire mouvant. Mais ce mouvement, bien que porteur, n’est pas sans embûches : le regard des autres, les injonctions identitaires, la pression de la visibilité et le coût psychique. Et les femmes qui se revendiquent ainsi deviennent souvent pionnières d’une sensibilité à défricher. Pour la société, cette évolution est une invitation à accepter l’hétérosexualité non pas comme un horizon obligé, mais comme une parmi d’autres avenues possibles. Cette ouverture invite à penser le désir et le genre non comme des cadres fixes, mais comme des dynamiques ouvertes et à faire de l’identité sexuelle non un fardeau catégoriel, mais un terrain de créativité subjective. Le monde n’en est pas pour autant devenu lesbien. Il devient nuancé, polyphonique et traversé de désirs qui se réinventent. Dans quelques années, on pourrait regarder en arrière et dire que le moment où un cinquième des jeunes femmes osaient ne plus se « revendiquer hétéro » aura été un point de bascule. Et peut-être aurons-nous appris que la norme la plus forte est celle dont on ne parle jamais. Et lui donner moins de poids, c’est donner plus d’air au désir.

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