Du téléphone rose aux plateformes du sexe

La rédaction 19 octobre 2025

Avant Tinder, OnlyFans ou le Minitel, il y avait le . Une voix au timbre chaud, légèrement rauque, parfois timide, parfois vulgaire. Dans les années 1980, alors que les combinés beiges de France Télécom trônaient sur les tables basses en formica, le fantasme se murmurait à l’oreille, à la minute et au tarif majoré. Le sexe, déjà, s’invitait dans les interstices de la technologie. Le téléphone rose est l’une des premières révolutions du numérique, bien avant l’Internet grand public. C’est là, sur ces lignes du plaisir, que s’est inventé un modèle économique aujourd’hui omniprésent : celui de l’attention monétisée, de la proximité tarifée et de la présence payante. De la voix humaine à la voix synthétique, du 3615 aux chatbots érotiques dopés à l’intelligence artificielle, l’histoire du téléphone rose raconte en creux celle du capitalisme du désir. Une industrie qui a toujours su, mieux que les autres, épouser nos manques et nos curiosités technologiques.

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Naissance du téléphone rose et économie du fantasme analogique

Le apparaît dans les années 1970, d’abord aux États-Unis, où des lignes payantes promettent « une conversation chaude avec une vraie femme ». En France, la vague déferle à la fin des années 70 : France Télécom autorise les numéros surtaxés, et l’érotisme s’y engouffre aussitôt. Derrière ces combinés anonymes, des milliers de femmes (et quelques hommes) inventent un métier : celui d’opératrice du désir.

Elles s’appellent souvent Sophie, Valérie ou Béatrice et ce n’est jamais leurs vrais prénoms. Leur travail, prêter une voix à des fantasmes, improviser des dialogues charnels avec des inconnus, tout en gardant un œil sur le compteur. Certaines travaillent depuis chez elles, d’autres dans des centres téléphoniques bruyants où les soupirs se mêlent aux sonneries.

Dans les années 80, le téléphone rose devient un marché florissant. En 1986, la presse rapporte que près d’un million d’appels érotiques sont passés chaque mois en France, générant plusieurs centaines de millions de francs par an. Les opérateurs téléphoniques, d’abord gênés, finissent par comprendre que le fantasme est un excellent client. Et le modèle économique est limpide. On paie à la minute, souvent entre 3 et 6 francs, dont une part substantielle revient à France Télécom. En 1989, le “3615 ULLA”, l’un des services de Minitel rose les plus célèbres, rapporte à lui seul plus de 20 millions de francs de bénéfices.

Les opératrices sont souvent des femmes précaires, mères célibataires, étudiantes ou retraitées. Certaines revendiquent une forme de liberté : pas besoin de montrer son corps, juste de manier les mots. D’autres parlent de fatigue mentale, de clients envahissants ou de solitude.
Mais toutes partagent la conscience d’incarner un personnage. Elles jouent à être l’amante, la confidente, la secrétaire ou la dominatrice et connaissent par cœur la grammaire du fantasme masculin.

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Du 3615 au streaming

Le téléphone rose a ouvert la voie au Minitel, puis à Internet. A partir de 1983, la France devient pionnière du numérique avec son terminal à écran monochrome et son clavier à touches carrées. Le Minitel rose, ce service de chat érotique, envahit les foyers. On y échange des messages en temps réel, souvent sous pseudonyme, dans une esthétique d’écran vert et de pixels tremblotants. Et c’est une petite révolution. L’érotisme devient interactif. Les utilisateurs peuvent dialoguer, se rencontrer et fantasmer tout en restant anonymes. C’est aussi la première fois qu’on voit apparaître les logiques de profil, de “match” et de micro-paiement en ligne. En 1994, on estime que près de 40 % du trafic Minitel est lié à des services à caractère sexuel. Le sexe, une fois encore, est en avance sur son temps.

À la fin des années 90, Internet remplace le Minitel. Mais les pratiques restent les mêmes.
Les forums, les chats, les webcams et enfin les sites pornographiques reprennent les codes économiques inventés par le téléphone rose : l’abonnement récurrent, la facturation à la minute et surtout, la monétisation de la relation. Le modèle évolue, mais la logique de vendre du lien, du récit et du fantasme à la demande demeure. OnlyFans, en 2024, compte plus de 210 millions d’utilisateurs. Chaque créateur y rejoue, à sa manière, le scénario du téléphone rose en proposant une proximité tarifée, une intimité simulée et un contact direct désormais filmé.

Des IA sensuelles aux compagnons virtuels

L’histoire aurait pu s’arrêter là, dans le bruit blanc des modems. Mais le téléphone rose renaît aujourd’hui sous la forme de l’intelligence artificielle érotique. Depuis 2022, des applications comme Replika, CarynAI ou Candy.ai proposent de créer un compagnon émotionnel dopé à l’IA. On lui parle, on lui écrit et on lui avoue ses fantasmes. La voix répond, douce, complice, programmée pour flatter et écouter. Le fantasme est devenu interactif, adaptatif et algorithmique. Replika compte plus de 10 millions d’utilisateurs dans le monde. Certains y voient une thérapie contre la solitude et d’autres, une dépendance émotionnelle inquiétante.
Mais l’économie, elle, prospère.

Dans un monde saturé d’images, la voix redevient le médium du désir. Podcasts érotiques, lectures sensuelles sur Spotify ou ASMR sexuel, le son redevient un espace de stimulation et d’imaginaire. On écoute, on fantasme et on se laisse guider. Les lignes roses, jadis analogiques, trouvent leur héritage dans ces écoutes charnelles du XXIᵉ siècle. Et le téléphone rose, loin d’être un vestige kitsch, est le prototype des relations numériques. Il invente la conversation tarifée, le pseudonyme, la présence à distance et la sensualité dématérialisée.

Le téléphone rose n’a pas disparu, mais a muté, comme tout ce qui touche à la chair et à la technique. De la voix humaine à la voix synthétique, du combiné beige aux oreillettes sans fil, la promesse reste la même : “Je suis là, parle-moi.” Dans le vacarme du numérique, cette petite phrase contient tout : l’économie du désir, la quête d’attention et la solitude moderne. Et si l’on écoute bien, sous les mots lissés des IA ou les messages d’OnlyFans, on entend toujours ce souffle venu d’un autre temps :

“Allô, chéri ? Tu m’entends ?”

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