Are You My First ? Quand Disney+ transforme la virginité en téléréalité
22 novembre 2025
Il arrive que la pop culture américaine, toujours avide de renouveler son catalogue d’émois calibrés, fabrique un objet télévisuel dont l’audace tient moins à ce qu’il montre qu’à ce qu’il ose nommer. Are You My First ?, la nouvelle télé-réalité de Disney+, appartient à cette catégorie fragile et délicieusement inflammable qui transforme un tabou intime en matière première spectaculaire. En réunissant des célibataires qui n’ont jamais fait l’amour, la plateforme, habituellement dédiée aux récits où les princesses embrassent des grenouilles et les héros découvrent leur destinée, déplace la notion de première fois du conte à la caméra. On peut y voir un geste progressiste, une manière de redonner une voix à celles et ceux dont la sexualité se dérobe aux statistiques dominantes ou, à l’inverse, soupçonner un coup de marketing sophistiqué. Car rien ne captive plus l’attention que ce qui glisse à la frontière du sacré et du trivial. La virginité, en Amérique, demeure paradoxale. Elle est à la fois fétichisée, politisée, culpabilisante et brandie comme un insigne moral. Et la transformer en argument de prime time revient à jouer avec un artefact culturel ancien. Mais il faut reconnaître à Disney+ un certain sens du timing. Dans un pays où les moins de 30 ans déclarent de plus en plus tard leur première expérience sexuelle et où le terrain amoureux se peuple d’abstinents curieux, de religieux assumés, d’anxieux chroniques et de romantiques impénitents, Are You My First? apparaît presque comme un miroir tamisé. Un miroir un peu truqué, certes, mais révélateur d’une société qui semble avoir déplacé la question de l’intimité du privé à l’économie du récit. Et peut-être est-ce cela le plus troublant, l’idée que la virginité, après avoir été tant surveillée, puisse devenir un contenu comme un autre, un format narratif prêt à être compressé en épisodes de 48 minutes et mis à disposition dans le flux infini des plateformes.
Une télé-réalité symptomatique d’une Amérique en recomposition
Derrière le vernis pastel de Are You My First? se dessine le portrait d’une Amérique jeune qui n’a jamais été aussi paradoxale dans sa relation au sexe. Alors que les discours publics valorisent la liberté, la performance et l’expérimentation, les chiffres racontent une tout autre histoire. Selon les données du Pew Research Center, la proportion d’adultes n’ayant jamais eu de rapport sexuel n’a cessé d’augmenter depuis quinze ans. Les chercheurs parlent de « sex recession », un phénomène amplifié par l’anxiété sociale, l’incertitude économique, l’hyperconnexion et, paradoxalement, l’hypersexualisation ambiante. Ce décor sociologique donne à l’émission une tonalité presque documentaire, sans qu’elle l’assume vraiment.
Chaque candidat incarne une variation contemporaine de la virginité : celle choisie, subie, retardée ou redoutée. On découvre un ensemble de trajectoires qui, loin d’être marginales, deviennent statistiquement représentatives. Disney+ ne manque d’ailleurs pas de le souligner. « il n’y a pas de honte à être vierge », répètent les voix off, comme si les téléspectateurs risquaient de soudain s’enfuir, effrayés par tant de douceur normative. Mais derrière cette bienveillance sucrée, la plateforme joue la carte redoutablement efficace de la singularité. Dans un paysage télévisuel saturé de formats identiques, la virginité constitue un marqueur distinctif, un angle inédit et un sujet assez sensible pour attirer les regards. Il n’en n’est pour autant pas suffisamment sulfureux pour provoquer un scandale qui ferait fuir les abonnés.
La mise en scène de la virginité
Dans la façon dont Are You My First? filme la virginité, il y a quelque chose d’étrangement cérémoniel. Chaque aveu semble chorégraphié avec une lumière douce, des musiques délicates et des discours soigneusement préparés. On devine l’intention de montrer que la sexualité n’a pas besoin d’être performée pour être racontée. Tout y semble millimétré et l’émission atteint parfois une forme de grâce maladroite. Mais la caméra reste du côté du spectacle. Et si l’émission se garde de l’impudeur, elle joue sans cesse avec la tension dramatique que produit l’attente : oseront-ils s’embrasser ?, vont-ils “connecter” ?, peut-on tomber amoureux sans jamais avoir expérimenté ?
Là où Love Is Blind masquait les visages pour sublimer l’idée du lien émotionnel, Are You My First? fait l’inverse. Il met la sexualité en retrait pour intensifier le lien émotionnel et le suspense avec. Un dispositif subtilement pervers, où ce qui n’est pas montré devient l’objet principal du désir narratif. Ce traitement pose d’ailleurs une question éthique. Peut-on mettre en scène l’absence de sexualité sans l’exploiter ? À force de vouloir protéger ses candidats, Disney+ les transforme involontairement en symboles et en allégories d’une innocence supposée. Or rien n’est plus intimidant pour un individu que d’être réduit à un concept, surtout lorsqu’il concerne quelque chose d’aussi intime que sa vie sexuelle.
Une production à la fois révélatrice et opportuniste
Il serait d’ailleurs naïf d’imaginer que cette émission répond uniquement à une mission civilisatrice. Elle répond d’abord à une logique industrielle d’une plateforme qui cherche à se distinguer sans trahir les valeurs familiales de son image de marque. La virginité, dans ce contexte, est presque un refuge. Un sujet sulfureux, mais pas trop, intime, mais consensuel et social mais politiquement neutre. Une sorte de zone tampon parfaite entre provocation et décence. Les sociologues comme Eva Illouz montrent comment nos émotions et nos relations deviennent de plus en plus influencées par des dispositifs marchands. Are You My First? illustre ce basculement avec une précision clinique. La sexualité, vidée de son acte, devient un capital narratif exploitable.
Pour autant, l’émission ouvre malgré elle un espace de discussion inédit sur la possibilité d’une sexualité non vécue, non performée et non quantifiée. Dans un monde saturé d’images sexuelles, voir des adultes revendiquer l’absence d’expérience constitue presque un acte contre culturel. Mais la frontière entre représentativité et fétichisation est mince, très mince. Et Disney+ marche dessus avec un soin qui souligne davantage l’étendue du risque que le confort de la démarche.
Au fond, Are You My First? est moins une émission de dating qu’un révélateur. Elle raconte une société qui hésite entre l’hypersexualisation et la fatigue du désir, entre la valorisation de l’expérience et le romantisme de l’attente, entre la marchandisation de l’intime et la quête de sincérité. On peut reprocher à Disney+ son opportunisme ou saluer sa prudence. On peut également rire de son pitch ou y voir le signe d’une mutation profonde : celle d’une génération qui n’a plus honte d’être en décalage avec la norme. La virginité, longtemps reléguée au secret, devient aujourd’hui un divertissement calibré. Non pas une intimité à préserver, mais un matériau à scénariser. Reste à voir si Disney+ parviendra à tenir sa promesse de délicatesse. Ou si, comme souvent, la télévision finira par faire ce qu’elle sait faire de mieux, transformer ce qui nous embarrasse en spectacle… et ce qui nous intéresse en produit.
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