Vers la fin des clubs libertins ?

Gwendoline Casamata 8 octobre 2025

On croyait avoir tout vu avec le capitalisme de plateforme mais un murmure monte dans le petit monde coquin libertin. A l’abri des regards, des soirées privées clandestines, organisées dans des appartements ou des maisons louées via des plateformes comme Airbnb (ou des sites spécialisés), attirent une clientèle de plus en plus large. On les surnomme pudiquement les « Airbnb du sexe ». Le principe, quelques couples, un mot de passe, un jacuzzi, parfois une hôtesse, souvent un buffet et surtout, l’assurance de ne pas croiser l’inconnu un peu trop insistant du club libertin d’à côté. Ces soirées confidentielles, souvent relayées sur les plateformes libertines comme Wyylde ou Gleese, séduisent une clientèle en quête d’expériences plus sélectives. Et elles inquiètent les gérants de clubs traditionnels, qui voient leur fréquentation fondre au profit de ces événements clandestins organisés, selon eux, en toute illégalité. À l’automne 2025, un gérant francilien a d’ailleurs déposé plainte contre ces plateformes pour concurrence déloyale. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais il prend une ampleur inédite. Il mêle des enjeux de règles sociales, de droit et d’économie dans un domaine où la discrétion est la règle d’or. Alors pourquoi ces soirées séduisent-elles autant les libertins et comment encadrer juridiquement ce qui, par essence, cherche à échapper aux cadres ? On fait le point.

Le Libertinage 2.0, de l’alcôve au salon privé

Les codes du libertinage ont toujours flirté avec le secret. Des salons galants du XVIIIᵉ siècle aux boîtes échangistes des années 1980, il y a toujours eu un goût du caché, du réservé et du mot de passe glissé à la porte. Mais aujourd’hui la donne change avec la dématérialisation du désir collectif. Les plateformes libertines comme Wyylde ou Gleese permettent de créer des communautés, de publier des annonces et d’organiser des soirées payantes dans des lieux loués temporairement tel qu’un duplex, un Airbnb avec spa ou un chalet isolé. Et une simple recherche en ligne suffit pour trouver des annonces du type : « Soirée élégante, jacuzzi et champagne, couples confirmés uniquement. Participation aux frais : 100 €. Adresse sur invitation. »

Ce sont ces participations aux frais, facturées sans déclaration, qui font grincer les dents des clubs officiels. Derrière le vernis de la soirée privée, se cache parfois une activité commerciale non encadrée et donc, une concurrence sauvage. Mais si les libertins migrent, ce n’est pas seulement pour économiser l’entrée du club. C’est aussi et surtout pour retrouver l’intimité du fantasme. Les grandes structures libertines ont parfois perdu cette aura de mystère et ce goût du rituel. À force de cartes de fidélité, d’apéros coquins et de soirées thématiques sponsorisées, certains adeptes ont envie de revenir à quelque chose de plus… feutré.

Une habituée, Marie, 48 ans, se confie : « L’attrait pour les soirées privées, je l’ai toujours eu. Et je pense que le film Eyes Wide Shut y a contribué. Le fantasme d’un lieu tenu secret, d’un mot de passe et d’une cérémonie codée est, selon moi, plus excitant que la piste de danse d’un club échangiste. »

Et depuis la pandémie, ce désir d’entre-soi s’est renforcé. Les confinements ont fermé les clubs, mais ouvert la voie à des micro-communautés d’initiés. Aujourd’hui, on ne sort plus mais on s’invite et ces “Airbnb du sexe” ne relèvent pas d’un réseau organisé, mais plutôt d’une économie du plaisir à la demande. L’hôte peut être un particulier qui sous-loue ponctuellement un bien ou un organisateur semi-professionnel qui gère plusieurs lieux. Et certains vont jusqu’à investir dans des love rooms spécialement aménagées : lit rond, miroir au plafond, ambiance tamisée, spa et bar à jouets. Le journal Le Monde relevait récemment plus de 1000 love rooms recensées en France, contre moins d’une centaine il y a cinq ans. Une croissance exponentielle, dopée par les réseaux sociaux et le marketing du plaisir chic. La promesse est simple : du sexe sans institution. Et c’est précisément ce qui inquiète les acteurs historiques du libertinage.

Les temples du désir fragilisés

Pendant longtemps, les clubs libertins étaient les seules zones franches du plaisir partagé. De véritables institutions sociales dotées d’un bar, d’un dancefloor, d’espaces câlins, de douches et d’une hiérarchie tacite du regard. Ils fonctionnaient sur un modèle économique clair : entrée payante, carte de membre, consommation obligatoire et encadrement. Mais depuis une décennie, leur fréquentation baisse lentement. Les jeunes générations, plus digitales et moins codifiées, préfèrent des formats éphémères.

La faute à la plateformisation du sexe. Après Tinder et OnlyFans, le libertinage s’est lui aussi ubérisé. Les couples ne cherchent plus un club, mais des expériences. Et celles-ci se trouvent désormais dans des groupes Telegram et sur Wyylde, où les annonces rivalisent de promesses :

« Villa avec piscine chauffée, dress code élégant. Soirée couples + bi curieuses. »

Ce glissement illustre une forme de désintermédiation sexuelle. Les libertins n’ont plus besoin de passer par une structure pour vivre leur plaisir. Et du point de vue économique, les clubs jouent à armes inégales. Ils paient un loyer commercial, des charges, des taxes, un personnel, des licences et des contrôles. Les organisateurs de soirées privées, eux, opèrent sans déclaration, sans fiscalité et sans contraintes sanitaires.

Le SNEG, le Syndicat national des entreprises gaies, qui regroupe une partie des établissements libertins, tire la sonnette d’alarme. Ces soirées détournent la clientèle des clubs officiels et exercent une concurrence déloyale flagrante. Mais comment lutter contre un phénomène aussi insaisissable ? Même Airbnb, officiellement, interdit les soirées dans ses locations. Mais en pratique, il suffit d’un code discret dans la description (“soirée romantique à plusieurs”, “ambiance festive réservée aux adultes”) pour contourner la règle.

Les pouvoirs publics restent démunis. Le proxénétisme n’est pas caractérisé, la prostitution n’est pas avérée et le libertinage entre adultes consentants n’est pas illégal. Tout au plus peut-on sanctionner le trouble du voisinage, ou la violation du bail si le logement est utilisé à des fins non prévues. En somme, c’est un flou artistique et juridique. Une zone grise où prospère une économie parallèle du plaisir, ni tout à fait licite, ni franchement clandestine. Et ce flou, loin de dissuader, attire. C’est précisément cette zone d’ambiguïté et cette promesse d’interdit soft qui séduit les nouveaux libertins.

Sexe, droit et société

Les plateformes comme Airbnb, Uber ou Deliveroo reposent sur l’idée de mettre en relation directe l’offre et la demande. Appliquée au sexe, cette logique devient vertigineuse. On ne va plus au club, on participe à un event et on ne fait plus l’amour, on vit plutôt une expérience immersive. La sexualité se glisse dans le langage du marketing expérientiel avec ses codes esthétiques : lumière rouge, spa, charte graphique épurée et hashtags choisis (#coupleslibres, #loversnight, #privateorgy). Ce n’est plus un acte, mais un produit qui doit être bien noté, bien photographié et bien raconté. Dans son ouvrage La sculpture de soi, le philosophe Michel Onfray définit le libertin comme un entrepreneur de sa propre jouissance. L’expression trouve aujourd’hui une résonance littérale et les libertins sont devenus les startuppers de leurs désirs.

Le droit, lui, rame derrière et le cadre légal français, hérité d’un autre temps, peine à suivre. Le libertinage n’est ni interdit, ni vraiment encadré. Les love rooms ne sont soumises à aucune norme spécifique et les soirées privées relèvent de la liberté individuelle. Mais les plateformes qui en tirent profit marchent sur un fil. Si un organisateur perçoit une rémunération, s’il promeut l’événement ou s’il tire un bénéfice de l’acte sexuel d’autrui, le proxénétisme hôtelier peut être invoqué (article 225-5 du Code pénal). La plupart jouent donc sur l’ambiguïté : “Participation aux frais”, “accès sur don” ou “frais d’organisation », autant d’euphémismes destinés à éviter le mot “entrée payante”. Pour l’instant, la justice n’a pas encore tranché. Mais le premier procès intenté par un club contre des plateformes libertines pourrait faire jurisprudence.

Derrière la bataille juridique, c’est toute une mutation du rapport au sexe qui se dessine. Les “Airbnb du sexe” incarnent la tension entre désir d’intimité et besoin d’exposition, entre quête d’authenticité et recherche de performance. Le sexe n’est plus un espace de transgression, mais un espace de consommation. Il se privatise en quelques clics avec quelques amis triés sur le volet et la promesse d’une expérience hors norme. Or, dans ce capitalisme du désir, les clubs libertins représentent l’ancien monde, celui de la convivialité institutionnalisée. Les soirées privées, elles, incarnent la start-up nation de la volupté.

Finalement, les « Airbnb du sexe » ne semblent pas être une mode passagère mais une mutation du paysage libertin. Le libertinage, autrefois espace d’expérimentation collective, devient une expérience personnalisée, algorithmique, presque exclusive. Et le plaisir s’individualise lui aussi. Ces espaces plus intimistes exploitent les fragilités dues aux coûts fixes, à la rigidité et à la réglementation des clubs. Offrant discrétion, souplesse et proximité, ils séduisent des libertins en quête d’expériences plus libres et moins codifiées. Mais ce modèle est aussi fragile. Il repose sur des zones grises juridiques, dépend fortement de la confiance entre participants et est exposé aux risques d’abus, d’images pirates, de litiges locatifs ou de plaintes du voisinage. Et tandis que les gérants de clubs réclament justice, la question reste entière : comment réguler un désir qui ne supporte ni réglementation ni vitrine ? Peut-être faut-il accepter que la sexualité, comme le reste, se soit numérisée. Les “Airbnb du sexe” ne tuent pas le libertinage mais le transforment. Ils en révèlent la face la plus contemporaine : celle d’un désir qui cherche à tout prix à s’autogérer, à s’auto-héberger et à s’auto-célébrer. Ce désir est collaboratif, dématérialisé et livré clé en main.

A lire aussi

L’IA peut-elle nous apprendre à mieux faire l’amour ?

La Chine offre des primes pour encourager les mariages

Les nouveaux codes du porno pour la génération


Réagir à cet article

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

interstron.ru