C’est quoi cette mode du féminin sacré ?

Gwendoline Casamata 11 novembre 2025

Dans un monde où tout semble déjà nommé, clas­sifié et étiqueté, surgit un livre : Au cœur du féminin sacré de Flore Cherry. Et ce qui est ici exploré n’est ni une mode de salon, ni un énième livre de développement personnel bien-peigné, mais une enquête documentée et incarnée, autour d’un phénomène qui se déploie discrètement mais sûrement dans les interstices du monde contemporain. L’autrice, Flore Cherry, spécialiste de la sexualité féminine et rôdée à l’écriture engagée, plonge dans ce qu’elle appelle « un univers mystique et non réglementé » comprenant des festivals, des ateliers, des retraites, des cercles lunaires et des rites de reconnexion. Son pari : rendre justice à un mouvement souvent méjugé, voire ridiculisé, en l’interrogeant autrement. L’ouvrage questionne alors sur ce qui pousse des milliers de femmes à se détourner du « monde des hommes » pour s’immerger dans des cercles de parole, des rituels lunaires ou des retraites spirituelles. Cet étrange retour au sacré ne cache-t-il pas avant tout des souffrances bien concrètes ? Et si ce féminin dit sacré n’était pas simplement une lubie ésotérique, mais plutôt un symptôme, un héritage et un cri ? On fait le point sur cette tension entre spiritualité, souffrance, reconnaissance du corps des femmes et société médicale défaillante que Flore Cherry met au jour.

Un retour au sacré ou une nouvelle révolte ?

L’enquête de Flore Cherry s’ouvre sur une immersion dans un cercle de femmes et de retraite en pleine nature où l’on reconnecte au cycle menstruel. L’image peut faire sourire ou irriter, mais l’auteure a la finesse de ne pas s’arrêter à l’anecdote. Ce retour vers ce que l’on appelle le féminin sacré s’inscrit dans un contexte social bien identifié : celui d’un système médical et plus largement d’une culture, qui a trop longtemps ignoré, invisibilisé ou pathologisé le corps des femmes. Le livre rappelle que le mot sacré n’est pas utilisé ici pour évoquer une sorte de mysticisme cheap, mais comme la tentative d’un recouvrement d’un corps, d’une parole et d’une expérience reléguée à la marge.

Revendiquer le sacré du féminin résonne comme une contestation douce, subtile, mais ferme. Flore observe que des milliers de femmes se tournent vers les rituels lunaires, les cercles de parole et les retraites spirituelles. Et pourtant, toutes, loin d’être folles, ont leurs raisons. Face à un monde qui ne comprend pas ou ne veut pas comprendre ce que vivent les femmes (hormones, cycles, douleurs, invisibilisation), ce mouvement devient un lieu de refuge et de réparation. Ce féminin qu’on dit sacré n’est peut-être rien d’autre qu’un cri de réappropriation face à un monde qui, trop souvent, a parlé à la place des femmes.

Loin de la propagande, l’auteure adopte une posture d’enquêteuse. Elle questionne, visite et met en lumière sans forcément adhérer. Elle pose donc des questions tranchantes : qu’espèrent-elles réparer ou retrouver ? Quelle fuite du monde masculin se profile derrière ces retraites ? Et ces questions donnent au retour au sacré une dimension politique. C’est une véritable transformation de la condition féminine. Il ne s’agit pas d’un simple phénomène de mode new age sans enjeu, mais d’un symptôme de société. Dans un monde médicalisé, rationalisé et souvent male-dominé, ces femmes refusent d’être réduite à leurs organes ou à leurs troubles. Elles réclament une dimension de sens, d’incarnation et de collectif. Le sacré apparaît alors comme une contre-puissance, un lieu de parole et de commun-vivre.

Le corps des femmes, la médecine et la question de la justice

Flore Cherry met au jour les tensions entre ce que vivent concrètement les femmes et ce que la société ou la médecine apportent comme réponse. Le choix du sujet est audacieux mais indispensable. Elle insiste sur les souffrances invisibles ou déniées comme l’endométriose non diagnostiquée, les douleurs menstruelles banalisées ou les traumas gynécologiques occultés. Le féminin sacré, dans cette perspective, n’apparaît plus seulement comme un mouvement spirituel, mais comme un rejet du modèle dominant d’un corps féminin dispensé, formaté, soumis aux normes et pathologisé. Et nombreuses sont les femmes qui ont l’impression que le système médical ne sait pas ou n’entend pas ce qui se joue dans leur corps. Elles se tournent donc vers des formes alternatives de soin, de parole et de collectif. On comprend alors que les ateliers, les festivals et les retraites ne sont pas de simples loisirs mais des revendications incarnées.

Dans cet esprit, la journaliste documente la façon dont ces lieux jouent plusieurs rôles. Ce sont des lieux de reconnaissance (vous n’êtes pas folle, vos douleurs existent), des lieux de communauté (vous n’êtes pas seule) et des lieux d’expérimentation (vous pouvez explorer votre corps, vos cycles, vos rythmes). L’enjeu y est sérieux : justice dans le soin, reconnaissance dans le vivant et réparation dans l’histoire de genre. La force de l’ouvrage est de lier ce vécu individuel à un contexte collectif. Le féminin sacré devient un symptôme, une métaphore-palpable de la quête de soin, de reconnaissance et de justice. En ce sens, Cherry jette un pont entre les pratiques spirituelles et les revendications concrètes du féminisme contemporain. La dimension politique est discrète, mais bien présente.

L’auteure pointe également les dérives possibles de ce milieu non réglementé. Le mouvement est parfois associé à des pratiques ésotériques, des promesses de guérison miraculeuse, ou à des injonctions de mieux être qui peuvent lourder davantage les femmes déjà en souffrance. Elle invite à une vigilance critique sans pour autant désamorcer la révolte.

Entre émancipation et enfermement

Le féminin sacré peut être libérateur mais il peut aussi receler ses propres contradictions. Reconnaître le corps des femmes, leurs cycles ou leurs rites, peut ouvrir un chemin d’émancipation. Mais ce chemin ne garantit ni homogénéité ni exemption de dérives. Ce mouvement court le risque de réenfermer les femmes dans un archétype : doux, intuitif, cyclique et réceptif, pendant que le masculin reste actif, fibreux et conquérant. Cette polarisation binaire risque de revivifier un vieux schéma genré, même sous l’apparence d’un retour au sacré. Selon Miviludes, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, ce type de mouvance peut glisser vers l’essentialisation ou même le sectarisme.

De nombreuses femmes, en quête de sens, de soin ou de réparation, sont vulnérables. Et lorsque surgissent des offres de retraites coûteuses, des stages et des cercles payants, le retour au sacré peut se transformer en affaire. L’autrice ne refuse pas ce marché, mais elle l’interroge avec finesse : à quel prix et pour quel bénéfice réel ? Une question qui résonne aujourd’hui dans bien des secteurs du bien-être, mais ici prise dans la spécificité du corps féminin. Quand on sort du cadre institutionnel de la médecine et de la science, on entre dans un territoire de promesses, d’expériences et de subjectivité. Alors transformer un cercle de femmes en simple lieu de bien-être sans remise en cause systémique, est-ce vraiment révolutionnaire ou simplement consumériste ? L’émancipation promise peut rester hybride et floue.

Mais l’ouvrage ne s’arrête pas aux critiques et ouvre des perspectives. Si l’on considère le féminin sacré comme un symptôme, il pose la question d’une mutation plus large et collective. Quelles institutions (médicales, sociales et économiques) doivent évoluer pour que les femmes ne se sentent plus obligées de s’échapper du monde des hommes ? Le retour au sacré est peut-être transitoire. Une étape de guérison collective et non une finalité. Le vrai enjeu est que le corps des femmes, leurs rythmes, leurs douleurs et leurs savoirs existent dans le champ normalisé du soin, de la parole et de la société. L’ouvrage invite donc à penser le sacré non comme une destination mais comme un signal qu’il est temps de repenser les rapports de genre, de reconnaître les savoirs féminins et de refonder certains paradigmes.

Finalement l’enquête est une fenêtre que l’on entrouvre, sur un paysage de désir de sens, de corps qui parlent et de femmes qui reprennent la parole. Flore Cherry n’offre pas de recette miraculeuse, mais pose des jalons clairs. Dans un monde qui a ignoré le corps des femmes, qui l’a pathologisé ou délégitimé, se joue, derrière la quête du féminin sacré, un désir de justice, de soin et de reconnexion. Le livre ne tombe ni dans la veine consensuelle du bien-être à foison, ni dans l’accusation culpabilisante. Il plonge à la fois dans l’eau trouble et limpide des corps, des rituels et des collectifs, tout en gardant une posture lucide. Il interroge, relate et remet en question.

Et l’enjeu n’est pas seulement individuel, mais collectif. La société doit se mette à écouter ce que ces femmes n’ont pas été autorisées à dire. Le féminin sacré est moins un cercle mystique qu’un signal d’alerte et d’espérance. Tant que le corps des femmes fera défaut dans les discours dominants, tant qu’il restera hors-cadre, on continuera à créer des cercles et des retraites, pour tenter d’y remédier. En somme, c’est un livre à lire plutôt deux fois qu’une, non pas simplement pour s’émerveiller ou critiquer la tendance, mais pour prendre la mesure de ce qui est en jeu. Et dans une ère où prendre soin rime trop souvent avec consommer, ce retour incarné mérite toute notre attention.

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